Avec la ventes aux enchères de deux têtes de bronze pillées lors du sac du Palais d’été de Pékin en 1860 par les troupes françaises et britanniques, Pierre Bergé a réactivé le débat sur la légitimité des collections assises sur des butins de guerre.
Si des œuvres suspectes s’échangent chaque semaine lors des grandes ventes d’art oriental entre Paris, New York, Londres et Shanghai, une grande partie des pièces chinoises détenues dans les collections nationales des puissances occidentales sont elles-mêmes issues du pillage militaire. Culture de "l’omerta" Du point de vue du droit international public, la Chine n’a aucune chance. Une convention de l’Unesco interdit bien "l’importation, l’exportation et le transfert de propriétés illicite des biens culturels." Mais non rétroactif, ce texte ne concerne que les transactions postérieures sa signature, en 1970.
Les collectionneurs particuliers sont quant à eux libres d’agir en toute impunité : la ratification de la convention Unidroit, qui transpose le texte de l’Unesco sur le front privé, a été suspendue sine die par la France.
Pour l’historien Jacques Brizay, antiquaires, collectionneurs et musées d’Etat ont érigé leur culture commune de "l’omerta" en véritable "secret professionnel" : "J’ai visité le musée Guimet en compagnie de son conservateur" raconte l’auteur d’un ouvrage sur la mise à sac du Palais d’été, dont nombres d’objets d’art ont atterri dans de grands musées internationaux:
"Il est clair que certaines œuvres proviennent du Yuanmingyuan [Palais d’été], ce temple de la culture, où toutes les merveilles de l’art chinois avaient été réunies au fil des ans, à la manière d’un gigantesque musée. Mais l’équipe de conservation reste muette: on ne parle pas de ces choses là."Contacté, le musée d’art asiatique, propriétaire de la plus grande collection publique française d’art chinois, a effectivement décliné tout échange.Traçabilité des œuvres
Depuis quelques années, la réglementation en matière de traçabilité des œuvres opère une timide percée dans la culture muséographique française. Il a ainsi fallu attendre janvier 2002 pour qu’une loi entérine l’obligation, pour les musées nationaux, de notifier la provenance des pièces de ses collections lors de leur acquisition.
Une ambition somme toute modeste : "La loi de 2002 ne concerne que la dernière transaction dont l’œuvre a fait l’objet", commente Bruno Saunier, à la tête du département des collections de la Direction des musées de France (DMF). "Le code de déontologie de l’Icom [International Council of Museums, ONG affiliée à l’Unesco] préconise des recherches muséographiques en amont, pour mettre au jour l’histoire de l’œuvre", indique le fonctionnaire, incapable d’évaluer l’état des recherches entreprises dans ses collections.
"La tâche est titanesque", concède Jacques Brizay:
"Une pièce peut provenir d’un pillage, mais avoir été commercialisée régulièrement par la suite, mais il suffirait de se pencher sérieusement sur les catalogues des ventes de l’Hôtel Drouot dans les mois qui ont suivi le retour des troupes après le sac du Palais d’été ou dans le sillage de la révolte des Boxeurs [qui a occasionné de nombreuses spoliations entre 1899 et 1901], pour éclaircir la provenance de nombreuses œuvres pillées par les Français."Cet amateur appelle au lancement d’un vaste chantier d’analyse muséographique des pièces de la collection de Guimet."Vider nos musées" Une chose est sûre : l’information du public n’est pas à l’ordre du jour. Les musées n’ont actuellement aucune obligation de mentionner la provenance des œuvres sur les cartels qui accompagnent les pièces exposées.
"Et on ne s’oriente pas vers plus de réglementation sur ce point", croit savoir Bruno Saunier, qui concède qu’un rapatriement de toutes œuvres issues de ce qu’il qualifie poliment d’"histoire chaotique" [le pillage de guerre] reviendrait à "vider nos musées."
Seule exception à ce vide réglementaire: la mention "MNR" (Musées nationaux récupération), obligatoire pour les pièces récupérées sur le sol de l’Allemagne nazie, considérées comme "confiées à la garde de la France" et non propriété nationale. Une courtoisie, entre puissances occidentales. L’historien Jacques Brizay en est donc convaincu : seul un geste politique tel que celui de Jacques Chirac en 2003, lorsqu’il a restitué au président Abdelaziz Bouteflika le sceau du dey d’Alger, saisi par l’armée française, au cours de la prise d’Alger en 1830, permettrait le retour d’œuvres spoliées vers la Chine.
La réaction de la puissance asiatique face à la vente YSL-Bergé, -ni tout à fait officielle, ni tout à fait officieuse-, relève donc à ses yeux d’une « gesticulation » sur fond d’instrumentalisation politique. L'historien s'exclame:
"En rencontrant le collectif d’étudiants chinois réunis face au grand Palais en signe de protestation lors de la vente, j’ai fait la connaissance d’un des coordinateurs : un agent des services secrets chinois !"Avant de feindre de s’interroger sur l’intérêt qu’a pu trouver l’amateur d’art Bernard Gomez à poursuivre la France en justice à travers une association dont on peine en effet à retrouver les traces d’une quelconque activité passée, sur Internet."Hypocrisie fondamentale"
Contactées à Paris, les autorités chinoises entretiennent une certaine confusion entre « discours national » et discours d’Etat à propos de la vente des deux têtes de bronze.
Une note d’opportunisme pointe ainsi dans le discours de Su Xu, membre de la délégation chinoise auprès de l’Unesco. Le responsable du secteur culturel de la délégation ajoute:
"Nous avons déjà récupéré de nombreux biens culturels par l’intermédiaire du Comité intergouvernemental de promotion du retour des biens culturels dans leur pays d’origine de l’Unesco."Avant de se réfugier derrière son incompétence: "Je ne suis pas expert", argue-t-il lorsqu’il s’agit de préciser ses informations, préférant renvoyer vers le ministère d’Etat chinois de la culture, non francophone.
"Attention, la Chine n’est pas intervenue en tant qu’Etat", tient pourtant à souligner en contrepoint une fonctionnaire de l’ambassade de Chine à Paris.
Une position ambiguë, lorsque l’on écoute les propos lapidaires de son collègue Jiao Hing : "La Chine est le propriétaire incontestable des deux bronzes, il s’agit-là de notre position nationale", assène l’attaché culturel. "Une hypocrisie fondamentale", aux yeux de l’historien Jacques Brizay, pour qui tout projet de restitution des œuvres est voué à l’échec.
L’homme se souvient, amer, de la lettre envoyée il y a quelques années au conservateur de la Bibliothèque nationale de France (BNF) en faveur du rapatriement de L’Album des quarante vues du Yuanmingyuan, pillé par un colonel français et préempté par l’établissement public lors d’une vente à Drouot: "Il ne l’envisageait pas un seul instant." De quoi alimenter quelques querelles diplomatiques à l’avenir, côté chinois.
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